L’urgence d’envisager un monde sans police

Jeri Hutton Green et sa mère Lillian Herndon se téléphonaient tous les jours. Aussi, lorsque Jeri Green a reçu un SMS provenant du numéro de sa mère le 10 avril 2020, indiquant qu’elle était en vacances avec son petit ami, Roderick « Erik » Griffin, elle a tout de suite su que quelque chose n’allait pas. Bien qu’il ne soit pas inhabituel pour sa mère de voyager, Mme Herndon n’avait pas l’habitude de communiquer avec sa fille par texto.
Dans les jours qui ont suivi—pendant les premières semaines incertaines de la pandémie de COVID-19—Mme Herndon ne répondait toujours pas à son téléphone. Jeri Green n’arrivait pas à débarrasser de ses soupçons : quelque chose de terrible s’était produit.
Green vivait à Annapolis, dans le Maryland, et il ne lui était pas facile de se rendre à Baltimore, où vivait sa mère. Lorsqu’elle a finalement réussi à se rendre au domicile de sa mère, elle a frappé à la porte. Elle n’a reçu aucune réponse.
Elle a donc demandé à la police de Baltimore de procéder à un contrôle de la situation. Ils ont refusé, m’a-t-elle dit, insistant sur le fait que Green devait entrer elle-même dans la maison de sa mère. Après avoir contacté la police de Baltimore à quatre reprises sans obtenir de réponse, Jeri Green a entamé sa propre enquête sur la disparition de sa mère. Elle a recueilli les numéros de téléphone, les noms et les adresses des personnes qui auraient pu être en contact avec Mme Herndon le 10 avril, le dernier jour où elle avait été vue.
Bien que son intuition lui ait dit que quelque chose n’allait pas, rien n’aurait pu préparer Green à ce qui s’est passé ensuite : le 21 avril, après avoir tenté à plusieurs reprises de fouiller la maison, elle et son frère ont découvert le corps de leur mère dans la maison.
Le même jour, Jeri Green avait remarqué qu’un homme passait devant la scène du crime dans la voiture de sa mère, dont elle avait signalé la disparition. Lorsque la police a fini par rechercher la voiture—seulement après la découverte du corps de Mme Herndon— elle a trouvé Griffin au volant.
Il est finalement arrêté et avoue le meurtre de Herndon.
Selon les déclarations de l’avocat de Griffin en septembre 2022, une dispute a éclaté entre Griffin et Herndon lorsque celle-ci a tenté de mettre fin à la relation et lui a demandé de quitter son domicile. Green a rapporté qu’il avait dit qu’il préférait mourir en prison plutôt que d’être sans abri, et qu’il l’avait donc étranglée. Avant le procès, Griffin avait expliqué à la police qu’il ne considérait plus Herndon comme un être humain à ce moment-là. Après lui avoir attaché le visage avec un bandana, il lui a lié les mains et les pieds et l’a placée dans le placard de sa chambre. Il a ensuite envoyé le message suspect à Green.
J’ai entendu l’histoire de Green pour la première fois lors d’une formation destinée aux défenseurs des personnes survivantes de la violence entre partenaires intimes en mars 2021. Ses cheveux courts, sa peau brune et son large sourire m’ont rappelé les femmes que j’ai connues et aimées en Caroline du Sud, où j’ai grandi. J’ai été frappée par son assurance ; il était évident qu’elle avait raconté son histoire à de maintes reprises à qui voulait l’entendre. Jeri Green était déterminée à obtenir justice pour sa mère.
Écoutez ici pour en savoir plus sur les recherches de Tynes : “Je fais ça pour toi, maman.”
J’ai ressenti sa douleur et son amour intense pour sa mère. En tant que femme noire ayant survécu à des violences interpersonnelles, je sais bien ce que c’est que de chercher en vain du soutien. Et en tant qu’anthropologue qui étudie la violence patriarcale et la violence anti-Noirs à Baltimore et ailleurs, j’ai eu du mal à imaginer à quoi pourrait ressembler la justice dans le cadre du système pénal étatsunien actuel. Le patriarcat et la suprématie blanche sont tous deux à la base de la violence sexiste et de la violence policière. Construit sur les fondations de l’esclavage et du génocide autochtone, le système de sanctions pénales n’est pas défaillant; il est conçu pour être injuste.
Compte tenu de tous ces éléments, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander si la justice allait un jour être rendue à Green, ou à toute autre personne noire. Et si c’était le cas, comment ?
À Baltimore, l’année 2020 a été la plus meurtrière jamais enregistrée pour les femmes, avec un total de 49 femmes assassinées—dont beaucoup étaient noires. Alors qu’il était conseillé à tous de s’abriter sur place pour réduire la propagation du virus COVID-19, mortel et invalidant, de nombreuses femmes et filles noires du pays ont été contraintes de vivre à proximité d’une autre dangereuse menace : la violence patriarcale.
Mme Herndon fait partie des plus de 19 femmes et jeunes filles noires qui ont été assassinées à Baltimore cette année-là.
Un porte-parole du service de police de la ville a déclaré que l’augmentation de la violence entre partenaires intimes expliquait en partie la hausse des meurtres de femmes. Cet été-là, des manifestations organisées dans tout le pays ont appelé le monde à «protéger les femmes noires» en réponse à l’assassinat de Breonna Taylor, sanctionné par l’État, à Louisville, dans l’état du Kentucky, en mars 2020. Mais les expériences de nombreuses femmes noires en matière de violence patriarcale n’ont pas fait l’objet d’une telle urgence.
L’histoire de Green, comme je l’ai appris lorsque je l’ai interviewée plus tard dans le cadre de ma thèse, reflète les expériences de tant de femmes noires qui réclament justice et protection contre la violence. Au lieu de recevoir un véritable soutien de la part de l’État ou de nos communautés, on nous demande souvent plus de travail. On nous demande de rendre notre douleur et les abus dont nous sommes victimes visibles et digestes pour les autres, ou bien on nous demande de minimiser notre douleur pour pouvoir continuer à être au service des autres.
Jeri Green m’a raconté comment elle a travaillé sans relâche pour obtenir « justice » pour sa mère dans le cadre du système. Elle a déménagé d’Annapolis à Baltimore pour assister à chaque audience. Elle a pris en charge les affaires de la succession de sa mère. Elle s’est vu attribuer des défenseurs des victimes d’homicide lesquels ne lui ont apporté aucun soutien émotionnel ou juridique. Elle a dû se battre pour bénéficier de services de santé mentale adéquats alors que sa vie s’écroulait. Les seules personnes qui sont systématiquement venues en aide à Green sont ses cousines noires.
En fin de compte, Griffin a été condamné à 40 ans de prison (dont 15 ans avec sursis), assortis de cinq ans de mise à l’épreuve sous surveillance, pour meurtre au second degré. C’était la « justice » telle que définie par le système de sanctions pénales.
Comme vous pouvez l’imaginer, cela n’a pas suffi à Green. Mais quel nombre d’années serait suffisant ? Et serait-ce vraiment suffisant pour honorer la mémoire de sa mère, qui n’a pas vécu assez longtemps pour fêter son 76e anniversaire?
Ayant grandi en tant que jeune fille noire dans le sud des États-Unis, j’ai appris très tôt que la police était l’ennemie de ma communauté, en particulier des hommes et des garçons noirs. J’ai entendu ma grand-mère raconter les histoires de jeunes femmes noires qu’elle connaissait et qui avaient tenté de dénoncer les viols dont elles avaient été victimes et qui avaient été traitées comme des moins que rien.
Lorsque j’ai été agressée sexuellement à l’église et à l’école, des membres de ma famille et de la congrégation de l’église m’ont dit de ne pas porter plainte parce que « cela ruinerait des vies». Adulte, lorsque j’ai été victime d’abus physiques et sexuels dans mes relations, je savais que je ne pouvais pas m’adresser aux autorités pour m’aider.
Je ne voulais pas gâcher la vie d’un autre homme noir en impliquant la police. Je ne voulais pas non plus me soumettre à la procédure humiliante de signalement des violences entre partenaires intimes.
Ces processus exigent que la personne ayant souffert un abus fournisse des « preuves » de sa souffrance pour être crue. On demande souvent aux personnes survivantes pourquoi elles n’ont pas quitté leur agresseur plus tôt. Nous devons revivre l’expérience traumatisante à maintes reprises lorsque nous témoignons de ce qui s’est passé. Nos paroles, nos apparences et nos vies sont décortiquées pour justifier le mal que nous avons subi.
Le système de sanctions pénales n’est pas défaillant ; il est conçu pour être injuste.
Les femmes noires qui signalent des violences aux autorités sont souvent confrontées à une couche supplémentaire de misogynoir. C’est ce que j’ai vécu. À l’université, j’ai signalé une agression commise par un ancien partenaire intime. Alors que je souhaitais simplement bénéficier d’un soutien psychologique, mon dossier a été transmis à la commission de déontologie des étudiants sans que je le sache ou que j’y consente. L’audience qui a déterminé mon avenir universitaire s’est déroulée en mon absence. Mon ancien partenaire y a assisté, affirmant que j’avais inventé cette histoire parce que j’étais contrariée que nous ne soyons plus ensemble. Il m’a dépeinte comme une « femme noire en colère » et, dans l’esprit de la commission de déontologie, je n’étais plus victime d’un abus. Au contraire, ils ont traité l’affaire comme si j’étais la personne ayant commis l’agression. En fin de compte, c’est moi qui ai été sanctionnée. Il a reçu un avertissement et la promesse que si je « l’importunais à nouveau », je serais suspendue ou expulsée.
Après chacune de ces expériences d’abus, tout ce que je voulais, c’était avoir accès à des ressources qui me permettraient de retrouver mon sens d’intégrité et de sécurité. Je voulais sentir que mon corps m’appartenait. Mais un système conçu pour traiter les corps comme des biens ne sera jamais en mesure d’offrir la sécurité et la guérison dont les personnes survivantes de violences ont besoin.
L’histoire de Green et Herndon m’a montré une fois de plus que la justice ne viendra pas en cherchant à punir par le biais d’institutions au passé violent. Cela ne fait souvent que nuire davantage aux personnes survivantes—en aggravant leur douleur et leur souffrance.
Alors, quelles sont les alternatives?
Tout d’abord, comme le soulignent depuis longtemps les personnes féministes noires et queer engagées dans l’activisme et la recherche, nous devons comprendre que la violence à l’encontre des femmes et des jeunes filles noires, ainsi que des personnes queer et trans, est le résultat direct du patriarcat et de la violence anti-personnes noires. Le patriarcat, dans le cadre de la suprématie blanche et du capitalisme, impose que la seule façon de consolider le pouvoir et de distribuer les biens est de dominer les personnes considérées comme faibles ou inférieures dans la société au sens large. Le patriarcat, à l’intérieur et à l’extérieur des communautés noires, crée un environnement où la violence à l’égard des femmes, des enfants et des personnes queer et transgenres est acceptée, encouragée et, par conséquent, rendue invisible. La violence intime et familiale est considérée comme quelque chose que les femmes et les autres personnes vulnérabilisées méritent en fin de compte.
Ces mêmes systèmes disent ensuite aux gens de chercher le salut et la protection dans le système de punition pénale—la même source qui est la cause de leur souffrance. Mais comment peut-on s’attendre à ce que ces mêmes systèmes, qui exercent la mort comme un pouvoir, nous fassent sentir en sécurité ?
Aucune réforme des sanctions pénales ne créera les conditions de sécurité dont les personnes noires ont besoin pour lutter contre la violence dans nos communautés. Si l’on s’en tient au scénario de la réforme, on travaillera toujours contre la logique de mort de l’État qui dit aux femmes noires qu’elles doivent sacrifier leur bien-être pour que les hommes noirs aient du pouvoir. Comme l’affirment les organisatrices politiques Mariame Kaba et Andrea Ritchie dans No More Police, ce n’est que dans un monde abolitionniste—un monde sans police ni prison (et sans les outils du sexisme, du racisme, du classisme et du capacitisme qui les rendent possibles)—que nous aurons enfin l’espace nécessaire pour vivre.
Cela signifie également que la lutte contre la violence à l’égard des femmes noires, des enfants et des personnes queer et trans commence par chacun d’entre nous, ici et maintenant. Partout dans le monde, des communautés commencent déjà des mouvements d’abolition, en créant de petits mondes sans police. Il est grand temps que nous les écoutions et que nous apprenions d’elles. L’avenir de nos communautés en dépend.
Dans le monde abolitionniste que j’imagine, Mme Herndon aurait fêté son 76e anniversaire cette année. Elle aurait peut-être rompu avec Griffin, car ce dernier aurait bénéficié du filet de sécurité sociale dont il avait besoin. Son sens de soi et son intégrité ne seraient pas liés à la domination et à la violence. Dans ce monde, le meurtre de Mme Herndon aurait été impensable.